miércoles, 13 de enero de 2010

Qu’est-ce que tyranniser le savoir ?




Yves Charles Zarka

Allons sans détour au cœur du problème par deux thèses : 1/ il existe une idéologie de l’évaluation ; 2/ cette idéologie est une des grandes impostures de la dernière décennie.
Commençons par la première thèse. Le terme ‘idéologie’ est à prendre au sens qu’il a acquis depuis Marx : une vision du monde ou, plus modestement, une représentation illusoire qui transforme et même inverse la réalité et qui, pourtant, suscite la croyance ou l’adhésion. La réalité n’est pas ici simplement locale. Elle concerne l’ensemble des pratiques et des activités qui s’inscrivent dans les institutions, les organismes, les établissements publics ou privés. L’idéologie de l’évaluation se répand comme une traînée de poudre. Elle se déploie partout, aussi loin qu’il est possible d’aller. Elle ne connaît pas de limite, ni d’âge (on évalue les enfants en maternelle), ni de secteur (l’enseignement, la recherche, la culture, l’art, etc. y sont soumis), pas même les dimensions les plus retirées de la personnalité, voire de l’intimité, des acteurs n’y échappent. Ainsi l’hôpital, la justice, l’école, les universités, les institutions de recherche, les productions culturelles, l’accréditation de formes d’art, les politiques publiques sont investies par l’idéologie de l’évaluation.

L’inversion idéologique consiste à faire passer pour une mesure objective, factuelle, chiffrée ce qui est un pur et simple exercice de pouvoir. L’évaluation est un mode par lequel un pouvoir (politique ou administratif, général ou local) exerce son empire sur les savoirs ou les savoir-faire qui préside aux différentes activités en prétendant fournir la norme du vrai. L’évaluation se pose en effet elle-même comme un sur-savoir, un savoir sur le savoir, une sur-compétence, une compétence sur la compétence, une sur-expertise, une expertise sur l’expertise. Les experts évaluateurs sont donc posés par le pouvoir, qu’ils le reconnaissent ou non, comme plus savants que les savants, plus experts que les experts et cela en vertu d’un acte arbitraire de nomination. Le pouvoir n’est, et n’a jamais été, indifférent au savoir, mais il a trouvé avec l’évaluation un instrument pour s’assurer une domination universelle sur tous les secteurs d’activité, sur tous les ordres de la société.

Dans une société démocratique, la contrainte arbitraire, la censure explicite ou l’interdit brutal ont beaucoup de mal à être accepté. Ils apparaissent même comme tout à fait insupportables. Les citoyens exigent de comprendre les raisons d’une pratique, d’une décision ou d’un choix. L’explication, la justification, la persuasion sont des exigences essentielles de l’homme démocratique, pour lequel l’autorité ne vaut pas par elle-même, mais doit rendre raison de sa pertinence, de son domaine d’exercice et de ses limites. La démocratie ne récuse pas le principe d’autorité, comme on a pu parfois le penser, mais elle demande que l’autorité soit justifiée, qu’elle rende périodiquement des comptes aux citoyens sur lesquels précisément elle s’exerce. Or l’évaluation est cette procédure extraordinaire par laquelle le pouvoir se donne unilatéralement le statut d’autorité, d’autorité sans contrôle : on ne va tout de même pas évaluer l’évaluation ou les évaluateurs ! Ainsi l’évaluation devient une idéologie qui cache un système de pouvoir s’exerçant sur tous les secteurs de la société. Mais, objectera-t-on, les politiques publiques et les ministres même sont évalués. En résulte-t-il que l’évaluation, contrairement à ce qui a été dit jusqu’ici, loin d’être un pouvoir sans contrôle, implique au contraire un contrôle du pouvoir ? Mais précisément, c’est là le piège, la grande imposture : faire croire qu’il existe un système de valeur objectives, alors qu’il est toujours possible de lui opposer un autre système de valeur ; faire croire que ce système de l’évaluation s’applique à lui-même et au pouvoir qui le produit ; faire croire qu’en dehors du système de l’évaluation il n’y aurait aucune possibilité d’examiner, d’apprécier ou de juger des différentes activités d’enseignement, de recherche, mais aussi de soin, d’exercice de la justice ou autres.

On comprend donc la seconde thèse énoncée ci-dessus et qui désigne l’idéologie de l’évaluation comme l’une des grandes impostures de la dernière décennie. Cette idéologie n’est pas née ces dernières années, mais son extension et sa généralisation comme procédure de contrôle se sont déployées ces derniers temps (l’AERES - Agence d’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur - n’existe que depuis deux ans). Disons plutôt de sur-contrôle. Les institutions et les procédures qui se donnent pour objet d’indiquer sur une échelle de valeur l’efficacité, la qualité ou les performances d’un individu ou d’un organisme constituent un système parallèle qui quelquefois double quelquefois se substitue à des procédures antérieurement existantes d’examen et de jugements des mêmes activités. Prenons un cas tout à fait emblématique : celui de l’école. Il va de soi que l’école examine, note, juge les travaux et les résultats des élèves. Elle apprécie leurs progrès ou souligne leurs difficultés. C’est là sa raison d’être. Mais alors pourquoi établir un système parallèle d’évaluation qui, pour une part, discrédite le premier ? Ce dédoublement n’est pas gratuit. L’évaluation entend dire autre chose que ce que disent les notes. Par exemple quels sont les enfants ou les adolescents potentiellement dangereux, les délinquants virtuels, les délinquants qui n’ont pas encore commis d’actes délictueux, mais dont un expert psychologue ou psychiatre (qui lit sans doute dans le marc de café) soupçonne qu’ils pourraient un jour en commettre. On voit donc comment l’évaluation double et surplombe les procédures existantes d’appréciation des activités. L’évaluation veut porter l’inquisition jusque dans l’intériorité et jusqu’aux possibilités de vie future d’un enfant ou d’un adolescent, ce que l’école s’interdit de faire.
Notre temps est celui des grandes impostures. Celles-ci ont été à l’origine de guerres, de la crise financière et économique gravissime que le monde connaît aujourd’hui, mais aussi de la mise en place de dispositifs plus discrets mais, à leur niveau, très nocif et même pervers. L’idéologie de l’évaluation a envahi la société presque sans que l’on s’en rende compte, presque sans réaction et sans résistance, sauf du côté des psychanalystes qui ont vu le danger avant les autres (Jacques-Alain Miler et Jean-Claude Milner, Voulez-vous être évalué ? Paris, Grasset, 2005 ; cf. également plusieurs numéros de la revue Le Nouvel Âne et les forums organisés ces dernière années par J.-A. Miller). Une des grandes impostures s’installe dans l’indifférence et le silence. Un système inquisitorial, qui double et surplombe toutes les procédures existantes d’examen, d’appréciation et de jugement, continue à se mettre en place en dénonçant ceux qui, par hasard, oseraient s’y opposer comme partisans du statu quo, de l’inefficacité et du déclin. Cet effet paradoxal se développe en particulier dans le domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche. Universitaires et chercheurs n’ont pas attendu le système de l’évaluation pour être examinés dans leurs travaux et dans leurs résultats. Ils l’ont toujours été régulièrement par des instances encore existantes (le Conseil national des universités, le comité national de la recherche scientifique, et plusieurs autres conseil ou comités). Le système de l’évaluation vient donc doubler ou infléchir ces instances. Certes, il y avait avant le système de l’évaluation des erreurs commises, il y avait même, il ne faut pas le cacher, des abus de pouvoirs et des règlements de compte. Il aurait donc fallu modifier la constitution de ces conseils ou commissions et certaines de leurs procédures pour empêcher ces distorsions. Au lieu de cela, on a mis en place un système qui non seulement n’empêche pas les abus de pouvoir, mais les généralise. Le système de l’évaluation ouvre la possibilité d’un abus de pouvoir permanent, d’un abus de pouvoir qui s’auto-accrédite et s’auto-justifie.

Pascal donnait deux définitions de la tyrannie. L’une s’énonce ainsi « La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre » (Pensées, Lafuma, fr. 58). Il précisait : « on rend différents devoirs aux différents mérites, devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science ». Il est juste de rendre ces devoirs et injuste de les refuser. Mais c’est être tyrannique que d’exiger que la créance soit due à la force, alors qu’elle n’est due qu’à la science. Appliquons cela à notre cas : le pouvoir politique, quelle que soit sa légitimité, n’a aucun droit sur le savoir, ni sur sa production, ni sur sa transmission, parce que le savoir relève d’un autre ordre que lui. S’il veut étendre son empire sur le savoir, il devient tyrannique. L’autre définition précise : « la tyrannie consiste au désir de domination, universel et hors de son ordre » (ibid.). Appliquons cette définition à notre objet : l’idéologie de l’évaluation dans sa prétention à se généraliser à tous les domaines d’activité cache et révèle à la fois un désir de domination universel, un pouvoir qui entend étendre son contrôle sur tous les aspects de la vie sociale et de la vie de l’esprit.




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Le cauchemar de Paul Otlet

Isabelle Barbéris

Qu’aurait pensé Paul Otlet, « l’homme qui voulait classer le monde », face à la globalisation des procédures d’évaluation, s’étendant aujourd’hui ni plus ni moins au domaine de la pensée ? Le père fondateur de la bibliographie, qui entendait inventer un système permettant la mutualisation et le partage des fruits du génie humain, verrait aujourd’hui son rêve transformé en un système de sélection, et son utopie réduite à un knowledge mapping, résultat d’un agglomérat sans âme de critères, de recoupement de grilles et de faisceau d’indices. Pauvre Otlet à qui l’on attribue la paternité de l’Internet et de la bibliométrie, mais dont la croyance rationnelle contenait probablement déjà les erreurs et les servitudes volontaires de notre présent.
Dans la mare de la novlangue administrative issue de la « réforme de l’État », l’évaluation côtoie la « régulation » dont elle est un avatar, et l’ensemble des outils de la nouvelle bureaucratie, où se renforcent mutuellement dérèglementation et durcissement du contrôle. Son omniprésence va de pair avec la pénétration du principe de mise en concurrence, et avec une hybridation des raisonnements scientifiques, économiques et juridiques faisant office de parler-vrai. L’évaluation n’est bien entendu ni plus ni moins que le nom actuel de la notation : tout aussi punitive et humiliante, mais revêtant un vocable heurtant moins la sensibilité de notre société post-soixante-huitarde. La simplicité bon enfant du mode de classement par lettres de l’Agence d’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (AERES) rassoie sèchement le chercheur derrière son pupitre d’écolier et devant un tableau pour le moins noir. Bien que « venant d’ailleurs », du modèle anglo-saxon si décrié, la règle ici agitée satisfait d’ailleurs peut-être le goût français pour la hiérarchie, et son culte du « retour sur investissement » du contribuable.

Infalsifiable par nature, la doctrine de l’évaluation répond à la critique qu’elle sera prise en compte et optimisée à l’intérieur même de son fonctionnement. Pour entrer dans le sujet, il faut donc commencer par quelques remarques simples. Par exemple, si la « liste des revues scientifiques du domaine des sciences humaines et sociales » établie par l’AERES est aisément accessible, les critères qui ont présidé à son établissement apparaissent d’emblée comme bien plus difficiles à cerner. Un classement responsable et méritant, à l’instar du « bon chercheur » et du « bon publiant », ne se devrait-il pas, en premier lieu, de préciser mais aussi de discuter avec un soin extrême de ses hypothèses et de ses fins, des moyens mis en œuvre, surtout lorsque les attentes ne sont autres que les définitions mêmes que l’on entend donner de la pensée, de la connaissance et de la recherche ? N’est-on pas en mesure d’attendre également que les évaluateurs s’expriment sur le contexte de leur mission – à moins que tout cela ne soit légèrement honteux et qu’il soit donc préférable de le taire ? Bien que répondant de son humanité et de son ouverture d’esprit, l’AERES semble avoir entrepris d’éradiquer la subjectivité des sciences humaines... Sur le site Internet de cette organisation, on trouve d’ailleurs peu de signatures et de noms, encore moins de discours assumés. Le règne de l’anonymat ouvre ici la voie à la fragmentation et à la dilution des responsabilités, permettant a contrario le durcissement de la norme. Impossible de déterminer quel « idiot rationnel », pour citer Amartya Kumar Sen, se cache derrière cet écran. Une chose est sûre, c’est qu’il n’avoue pas son nom. À croire que l’évaluateur abdique son identité dans son acte même d’évaluation. On voudrait pourtant que les esprits triés sur le volet qui ont eu à travailler sur cette mission d’utilité publique nous expliquent de quelle manière ils n’ont pas cédé aux sirènes de l’utilitarisme. Mais voilà, où que l’on se tourne, toute forme de discours intelligible reste étouffée dans les replis de circulaires et de rapports impersonnels, fruits de collaborations, de missions, d’expertises, de navettes, de techniques comparatistes, de grilles en nombre infini. Le brainstorming collectif a remplacé l’ancienne prudence. Le malaise de la présente situation de communication n’a rien de nouveau depuis Kafka : à travers ces listes et ces grilles, nous n’avons affaire à personne. Ce ne sont que nos évaluateurs présents qui s’adressent à nos évaluateurs futurs. L’exemple de l’AERES vérifie ainsi certaines règles communes à toute doctrine des bonnes intentions : la neutralité proclamée comme masque de l’idéologie, le déni d’un quelconque principe général autoritaire comme dissimulation d’une prolifération de prescriptions spécifiques contraignantes.

Un classement se donne non seulement pour but d’établir une hiérarchie entre des objets existants, mais également de proclamer la non-existence des autres. Ce serait le cas de la revue où ces lignes sont publiées, et dont l’existence et l’importance sont avérées pour ses nombreux lecteurs. Peut-être parce que Cités ne répond pas aux implicites épistémologiques des listes établies par l’AERES. Le classement des revues philosophiques retient essentiellement des revues monographiques sur auteur, et surtout des revues de philosophie analytique, de psychologie et de sciences cognitives. On ne peut s’empêcher d’y voir l’officialisation d’un certain type de pensée. Cette surreprésentation, outre une territorialisation tout à fait contestable de la connaissance, incline à penser que ces procédures ne font rien d’autre que normaliser des modes de pensée qui sont eux-mêmes normatifs. Quant à la discipline à laquelle je contribue, elle n’est même pas identifiée. L’étude des arts vivants ne fait certes pas partie des sciences humaines et sociales au sens historique, mais on ne peut douter qu’elle en soit une du point de vue théorique. Enfin, en instaurant la revue et l’article comme modèle de diffusion de la connaissance, la liste de l’AERES fait l’éloge funèbre du livre. Pour écrire un article « valorisant », laissons-nous emporter dans le rêve borgésien d’un texte qui ne serait fait que de notes de bas de pages, renvoyant elles-mêmes à des références citées le plus grand nombre de fois. L’idéologie de l’évaluation signe l’émergence d’une société qui bégaie, incapable de penser autrement que par fragments. Maigre consolation peut-être : ne pas se reconnaître dans ces nombreuses grilles permet de ressentir la jubilation de l’électron libre... Ne pas être « in » mais «  out », cela signifie aussi ne pas avoir de compte à rendre, ce dont on pourrait se réjouir. Mais pour combien de temps.



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Extraits des articles 

jeudi 12 mars 2009 par SL

 
DOSSIER : « L’évaluation par indicateurs dans la vie scientifique : choix politique et fin de la connaissance », par Michel Blay

«  Pour la bonne administration d’un pays, il serait évidemment désirable d’avoir, sur l’état de la population, des renseignements mis à jour d’une manière continue. Cela reviendrait à disposer, pour l’ensemble des habitants, d’une « situation journalière » tenant compte automatiquement de tous les mouvements, et analogue à celle qui est dressée dans les corps de troupe » (Alfred Sauvy, « Le point de vue du nombre », L’Encyclopédie française, tome VII, 1936)

Les temps sont à la mesure, à la fabrication de normes, à l’évaluation par indicateurs, c’est-à-dire à la construction de procédures susceptibles de rendre mesurable à des fins de quantification ce qui, a priori, ne l’était pas. Il s’agit là d’une entreprise globale devant s’appliquer progressivement à l’ensemble des activités économiques des hommes, y compris maintenant à celles du secteur public. Il importe donc, d’entrée de jeu, d’en rappeler les motivations et les ambitions avant de considérer plus spécialement les modalités de son introduction dans la vie scientifique universitaire et de la recherche.

DOSSIER : « J’en ai 22 sur 30 au vert. Six thèses sur l’évaluation », par Philippe Büttgen et Barbara Cassin

Première thèse : L’évaluation est une composante de la « stratégie des réformes »
L’évaluation doit servir à classer, c’est-à-dire à justifier des déclassements ou désengagements d’État. Elle touche aujourd’hui la santé, la justice, la police, la gestion des flux dits migratoires, l’identité dite nationale, l’école maternelle, le lycée, l’enseignement dit supérieur et la recherche, moribonde. On l’appelle Revue Générale des Politiques Publiques (RGPP). Son symptôme est la notation des ministres eux-mêmes. Mais il faut barrer le mot notation, à la Lacan ou à la Derrida, pour tenir compte de la véhémence de leur dénégation : « J’ai 22 indicateurs sur 30 au vert », a dit Christine Lagarde au sortir de son entretien d’évaluation avec le Premier Ministre, juste avant la crise boursière. Lettre de mission, feuille de route, indicateurs. On peut évaluer par le haut (comme pour la ministre ; et tous les évaluateurs, sauf le plus haut d’entre eux en position de Dieu aristotélicien, seront aussi des évalués), par le bas (« Faut-il canoniser Sœur Emmanuelle ? », « Êtes vous d’accord pour que les étudiants notent leurs professeurs ? »), par ses pairs (la fameuse peer review), et même les trois à la fois, « à 180° ». L’évaluation relève de l’opinion making comme la stratégie des réformes tout entière. Elle suppose la rareté, voire la catastrophe : « je suis à la tête d’un État virtuellement en faillite », « les caisses sont vides », le système de la recherche est « vieux » et « mité », la France décroche. Les gens heureux n’ont pas d’évaluation.

DOSSIER : « L’évaluation en sciences exactes : quand la quantité tue la qualité », par Alexandre Matzkin

L’évaluation scientifique a toujours fait partie du paysage de la recherche en sciences exactes si l’on entend par là l’existence de procédures pertinentes d’examen par les pairs – qu’il s’agisse de la soumission d’un article à une revue scientifique, du recrutement et de l’affectation thématique d’un chercheur, ou du financement de programmes de recherche nécessitant des investissements importants en moyens humains et matériels. Toutefois, la nature et les modalités de l’évaluation scientifique ont été profondément bouleversées ces dernières années par l’apparition de deux éléments connexes. D’une part, la mise en place, par les tutelles politiques, d’outils permettant un pilotage resserré de la politique scientifique. D’autre part, l’informatisation aidant, les bases de données bibliographiques se transforment progressivement en outils mesurant la qualité de la production scientifique, donnant naissance à un foisonnement de classements en tous genres : les indices de citation et les facteurs d’impact servent ainsi de base pour classer les chercheurs, les laboratoires, les universités, les revues…

DOSSIER : « Le démon de l’explicite » par Sophie Basch

The Collective 0-0009, the oldest and wisest of the Council, spoke and asked : “Who are you, our brother ? For you do not look like a Scholar.” “Our name is Equality 7-2521". (Ayn Rand, Anthem, 1938).

Depuis quelques mois, l’AERES, Agence gouvernementale chargée de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, créée en 2006, s’efforce d’établir un classement qualitatif des revues en sciences humaines, sur le modèle des palmarès des sciences dures. On peut s’interroger sur la docilité des scientifiques : sont-ils certains que l’AERES aurait fait meilleur accueil à Galilée que le Saint-Office, ou, plus proches de nous, aux premières recherches de Rita Levi Montalcini et de Victor Hamburger sur la mort cellulaire, dont l’importance ne fut pas immédiatement perçue ? L’idéologie de la rentabilité comme profit instantané s’étend au monde de la recherche. La démarche serait justifiée par l’efficacité, dictée par un pragmatisme qui ne s’encombre pas de scrupules à l’heure où il semble communément admis qu’on soit jugé sur les résultats et non sur les intentions. Elle s’appuie sur un langage d’un conformisme inquiétant. Sans aller jusqu’à la comparer à la LTI décortiquée par Viktor Klemperer – car la plupart de ses locuteurs, incapables de manipulation linguistique concertée, en font un usage plus opportuniste que cynique –, on ne saurait assez s’alarmer de la novlangue en vert de gris imposée par des illettrés qui se gargarisent de « pilotage », de « plan stratégique », d’« impact », sur un « front des connaissances » structuré par des « opérateurs de recherche » et des « agences de moyens ». Le chercheur de demain est un drone.

DOSSIER : « Publish or perish » par Michela Marzano

Comment ne pas réagir avec stupéfaction face à la nouvelle « fiche de données bibliométriques » que chaque chercheur est désormais censé remplir ? Peut-on ne pas rester sidéré lorsqu’on découvre des rubriques comme : nombre total de citations (Nc,tot), nombre de citations par articles (Nc,tot/Npd), facteur H, facteur H relatif (h/Npf), facteur d’impact maximal de la discipline ? D’autant que lorsqu’on avance dans la lecture de cette belle fiche, l’on découvre que, pour la remplir, il faut avoir accès à un logiciel au nom édifiant de « Publish or perish »… Nous travaillons dans le domaine de la philosophie. Notre support est le langage. Son analyse et son sens font partie de nos réflexions. Commençons alors par la violence véhiculée par le nom même du logiciel. « Publie ou meurt ». Académiquement parlant bien sûr… Soit ! Mais ne vaut-il mieux pas « mourir académiquement » qu’accepter ce chantage qui réduit le travail du chercheur à une production à la chaîne et, par là, s’acheminer vers la mort de la pensée ? Que peut-on bien « produire » lorsqu’on cherche avant tout la quantité (quantité de l’écriture ; quantité des citations ; quantité du soi-disant « impact » du chercheur) ? Avons-nous complètement oublié la leçon des intellectuels de l’École de Francfort ?

DOSSIER : « Les scribes de nos nouvelles servitudes » par Roland Gori

L’expertise deviendrait-elle la matrice permanente d’un pouvoir politique qui nous inviterait à consentir librement à nos « nouvelles servitudes » ? L’expertise deviendrait-elle aujourd’hui le nouveau paradigme civilisateur, modèle universel d’une morale positive et curative produisant une mutation sociale profonde comparable à celle que le concept d’« intérêt » avait su produire au XVIIe siècle dans l’art de gouverner ? Et telle la notion d’intérêt, le concept d’expertise poussé au centre de la scène sociale ne détiendrait son succès et sa promotion idéologique qu’à la condition expresse de ne pas être défini avec précision ? C’est ainsi que le rapport de mission de Guy Vallancien sur « la place et le rôle des nouvelles instances hospitalières » dans le cadre de la réforme de la gouvernance des établissements de santé place l’expertise au cœur du dispositif de recomposition gestionnaire des hôpitaux. L’expertise apparaît ici une fois encore comme ce nouveau paradigme qui permet une « évaluation objective des hommes » et de leurs actes, seul à même d’améliorer la « chaîne de production de soins ». Le concept d’expertise objective, indissociable de la « culture managériale » dont il provient, en arrive à jouer en tant que remède le rôle que le foie jouait naguère dans la cause des maladies pour les médecins de Molière. Cette évaluation qui se veut objective, quantitative et « scientifique » rassemble par l’opérateur de la pensée calculatrice le positivisme des sciences, l’esprit gestionnaire et comptable et le souci bureaucratique des sociétés techniques. Ce modèle d’évaluation n’est-il pas en train de nous conduire à renoncer à la pensée critique, à la faculté de juger, de décider, à la liberté et à la raison au nom desquelles paradoxalement s’installent ces nouveaux dispositifs de normalisation sociale ?

DOSSIER : « L’évaluation : un nouveau scientisme » par Agnès Aflalo

Un nouveau contrôle

On doit sans doute admettre que le discours de l’évaluation vient de l’intérêt de quelques hommes pour la production et son contrôle. Ce sont eux qui ont facilité l’implantation du discours de la science dans l’industrie un peu avant et un peu après la seconde guerre mondiale. C’est aux États-Unis, dans les années trente, que Walter Shewhart et trois autres scientifiques américains inventent la « Qualité » comme nouvelle méthode de contrôle statistique de la fabrication industrielle. Ils appliquent cette idée avec succès à la Western Electric de Chicago où ils travaillent. Le contrôle qualité ne se limite pas à l’objet produit. Il s’étend d’emblée à l’ensemble des humains qui interviennent dans la production. La « qualité totale » est le nom qu’ils donnent à la généralisation de ce contrôle. À la même époque, cette usine a acquis une certaine notoriété grâce aux enquêtes qu’Elton Mayo a consacrées à l’amélioration du contrôle de la productivité des ouvriers. L’implantation réussie du comportementalisme transforme l’usine en laboratoire et l’ouvrier en cobaye. On assiste alors, pour la première fois, à la prise en compte des « ressources humaines », prise en compte qui est d’emblée justifiée par des impératifs économiques. Variables calculables de la production, le travailleur et ses qualités font l’objet de toutes sortes d’évaluations qui portent, en particulier, sur son bonheur à l’usine.

DOSSIER : « L’évaluation : objet de standardisation des pratiques sociales » par François Simonet

Émettons le postulat que nos activités, nos pratiques et nos conduites sont enracinées dans le social, dont elles racontent les évènements par les mises en scène de la vie. L’action, individuelle autant que collective étant le vecteur des caractéristiques historiques, sociologiques, politiques, économiques, philosophiques, culturelles et esthétiques de la société. Le fonctionnement du monde de l’homo technicus ne peut se limiter à la vision dichotomique aussi radicale que le réel d’une part et la fiction d’autre part. Les activités sociales reposent plutôt sur des « logiques » les plus surprenantes, aussi absurdes puissent-elles paraître dans leurs contradictions. La fiction dépassant de loin le réel, se jouant des personnages, des objets et des idées. La société se dévoile dans toute sa complexité : avec ses normes, ses déviances, ses dérives, ses formes apparentes autant que ses parties obscures. Aucune valeur de son espace n’échappe à ses critères. Les modes de vie sont ainsi définis, selon un processus de rationalisation qui organise les relations et les modes de communication.

DOSSIER : « Indicateurs de performance dans le secteur public : entre illusion et perversité » par Bertrand Guillaume

L’évaluation est à la mode et la référence à ses vertus est de bon ton. La sphère publique n’y échappe pas. Le président de la République et le Premier ministre ont ainsi décidé, il y a un an, la création d’un secrétariat d’État chargé, entre autres choses, de l’évaluation des politiques publiques. Pour autant, il ne s’agit pas d’une révolution. L’évaluation des politiques publiques existe depuis près de quarante ans dans notre pays, avec il est vrai des fortunes diverses. En 1990, vingt ans après des débuts expérimentaux mais marqués par un grand enthousiasme, elle a fait l’objet d’une reconnaissance au plus haut sommet de l’État grâce au gouvernement de Michel Rocard. Malgré une diffusion ultérieure manifeste, son bilan apparaît aujourd’hui mitigé, notamment en raison de l’intérêt variable des gouvernements successifs. Rien de véritablement sans précédent, donc, dans la politique actuelle de promotion d’une « culture des résultats », si ce n’est un volontarisme clairement affiché d’appliquer très concrètement l’évaluation des politiques publiques dans les faits. La plupart des discours officiels et des commentaires actuels glorifient l’évaluation. Notre propos sera différent. Il ne vise ni à décrédibiliser ni à délégitimer l’évaluation en soi (certaines évaluations sont bien sûr nécessaires et peuvent contribuer utilement à l’analyse), mais à produire de la critique sur l’usage de l’évaluation économique des politiques publiques et sur son équivalent managérial s’apparentant parfois à une caricature, nourrie d’idéologie et érigée en système illusoire et pervers.

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